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Dany Laferrière : la littérature, cette chose qu’on fait à deux

Dany Laferrière sourit.

Dany Laferrière célèbre cette année ses 70 ans et ses 50 ans de carrière.

Photo : Élise Jetté

Entre Port-au-Prince, Petit-Goâve, Miami et Paris, où il siège à l’Académie française depuis 10 ans, Dany Laferrière se dépose aussi souvent que possible chez lui, à Montréal.

À 70 ans, après cinq décennies consacrées à maîtriser le savoir-faire des mots, l’écrivain rappelle que son héritage littéraire ne sera jamais une série d’histoires figées dans le temps.

Les pages prennent vie lorsqu’on les touche, les mots s’incarnent lorsqu’on les lit. La personne qui se laisse emporter par ses livres fera toujours la moitié du travail littéraire.

Avant de rentrer à Paris, Dany Laferrière effectue ce samedi un dernier arrêt à Montréal, à la Librairie Monet, pour déposer entre les mains de ses lectrices et lecteurs Un certain art de vivre, paru en mars.

La couverture du livre «Un certain art de vivre» montre Dany Laferrière qui lit, couché dans un bain, tout habillé.

Dany Laferrière a fait paraître « Un certain art de vivre » le 12 mars 2024.

Photo : Élise Jetté

Le vrai lecteur est invisible : c’est ça, le charme, soutient d’emblée Dany Laferrière. Il nous connaît, on ne le connaît pas. Il y a beaucoup de turbulences dans tout ça.

Dans les écoles, les librairies, les salons du livre, les bibliothèques, j’ai rencontré des gens, mais la véritable lectrice, je ne l’ai jamais rencontrée. Elle se retrouve seule avec moi. C’est une rencontre intime, profonde. La rencontre personnelle et concrète est éliminée et sublimée par la lecture.

Une citation de Dany Laferrière, en entrevue

Un certain art de vivre, paru aux Éditions du Boréal le 12 mars dernier, s’adresse à deux types de lecteurs et de lectrices.

Il y a d’abord les personnes qui connaissent les écrits de l’auteur et qui reconnaîtront les formules, les passerelles, voire les personnages. Mon style, mon art d’écrire, c’est la roue qui, pour avancer, doit tourner sur elle-même, explique-t-il.

Ce livre est dédié au second type de lecteur, celui qui ne me connaît pas du tout, qui s’adonne à une rencontre avec l’ambiance intellectuelle dans laquelle je me baigne, et je l’invite à me rejoindre dans la baignoire. L’eau permet à la peau de faire apparaître les récits qui sont sur sa surface.

Notre peau est un parchemin qui porte tous les récits du monde.

Une citation de Dany Laferrière, en entrevue

Comment prendre un livre, le feuilleter, y entrer et vivre? Comment l’entendre, s’y fondre et y mourir?

Dany Laferrière refuse d’offrir l’ombre d’une réponse aux questions qui pourraient agir comme un mode d’emploi pour la lecture de ses œuvres.

Je ne peux pas être à la fois celui qui fait à manger et qui dit comment manger, lance-t-il.

La lecture est une sensibilité qui en rencontre une autre. Quand quelqu’un lit mon livre avec sa sensibilité, il l’explique à quelqu’un d’autre et lui raconte en tenant compte de la sensibilité de cette personne. Et un jour, dans les mots de l’autre, j’en viens à ne plus reconnaître mon propre livre, poursuit-il.

Je rêve du jour où j’entrerai

dans un livre

pour ne plus jamais en ressortir

mais il faut savoir dans quel livre

on voudrait finir ses jours.

Cette idée mute chaque fois qu’elle croise

une nouvelle et ainsi de suite

jusqu’à ce que je ne la reconnaisse plus.

Elle reviendra car il n’y a pas dans le monde

tant d’idées qui me font autant vibrer.

Dany Laferrière, Un certain art de vivre

Lire les livres pour s'y reconnaître

Le Québec sera à l’honneur au Salon du livre de Paris, du 12 au 15 avril prochain. Dany Laferrière ne cherche pas à sous-entendre que la littérature québécoise est différente ou qu’elle se distingue d’une quelconque façon : il tient plutôt à faire valoir toutes les similarités qui émanent des plumes les plus distinctes.

Je peux écrire un livre dans lequel, au Japon, on se reconnaîtra davantage qu’ici. Il n’y a pas d’ailleurs, vraiment. On écrit de l’universel. On a trop cherché à faire des frontières. La bibliothèque est là pour nous dire qu’il n’y a pas d’ailleurs.

Une citation de Dany Laferrière, en entrevue

Au cours de ses voyages, l’écrivain se place dans la quête de tout ce qui unit les humains.

Je ne cherche pas les choses différentes, je cherche pourquoi, au Japon, on étend son linge dans l’arrière-cour comme à Montréal. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas que quelqu’un fasse un plat différent et se singularise. Ce qui m’intéresse, c’est que quelqu’un prenne un œuf, l’ingrédient le plus commun, et en fasse une omelette complètement différente.

Le livre, une œuvre qui se vit à deux

Durant toute la durée de la conversation, Dany Laferrière réitère plusieurs fois que la littérature est l’œuvre de deux personnes.

L’autre a son mot à dire. L’autre qui lit. On se demande souvent : comment font-ils pour nous raconter encore une histoire d’amour? Dans toutes les langues! Et moi, je réponds que peut-être que ça a été écrit, mais pas par moi. Et ce que je n’ai pas encore écrit n’a pas encore été lu par toi. Et c’est ce qui rend toutes les expériences de littérature si singulières.

En refusant que la littérature devienne un bien ou un produit de consommation, un certain détachement par rapport au succès survient : Je ne me demande jamais si ce que je fais est original, dit Dany Laferrière.

Vous décrivez l’hiver, je décris l’été. Je ne pense pas que votre singularité sera d’avoir écrit l’hiver alors que j’écris l’été. Votre singularité sera votre façon à vous de bien écrire au sujet de l’hiver.

Une citation de Dany Laferrière, en entrevue

70 ans de vie, 50 ans d’écriture

Devant la pression de trouver un nouveau sujet d’écriture, de nombreux questionnements happent les personnes de lettres, mais Dany Laferrière vogue pour sa part sans inquiétude. Je ne parle que de moi, moi n’étant jamais le même, lance-t-il.

Il affirme parler de soi puisque l’être humain est animé par sa curiosité pour les autres.

Cette façon d’intéresser le lecteur, c’est de ne pas lui donner l’impression que je regarde dans le trou de la serrure de son appartement, mais il arrivera un moment où il comprendra néanmoins que même si je parle de moi, je parle de lui.

Les mots dans les doigts depuis 50 ans, l’écrivain préfère ne pas s’intéresser à ce qui rend son œuvre importante et refuse de nommer un de ses livres qui détrônerait tous les autres.

Un véritable écrivain n’écrit qu’un seul livre et il le réécrit. Le livre le plus important, c’est souvent celui que le lecteur n’aime pas beaucoup. Et si on demande à la lectrice lequel de mes livres est son préféré, la réponse ne dit rien sur moi mais beaucoup sur elle.

Une citation de Dany Laferrière, en entrevue

Un mot qui désigne la victoire

En siégeant à l’Académie française depuis maintenant dix ans, Dany Laferrière a accompli plusieurs choses, dont certaines le rendent particulièrement fier. Il est notamment à l’origine de l’entrée de Germaine Guèvremont et de son Survenant dans les pages des dictionnaires.

J’ai aussi fait entrer le mot "Vertières", dit-il fièrement. C’est l’endroit où s’est déroulée la dernière bataille de la guerre coloniale entre Haïti et l’armée napoléonienne et c’était la victoire de l'armée haïtienne qui faisait en sorte que, pour la première fois dans l’histoire du monde, un peuple d’esclaves avait vaincu une armée colonisatrice, le premier pays de l’histoire humaine à avoir été fait par d’anciens esclaves.

Vertières ne figurait dans aucun dictionnaire français. Dany Laferrière a mené le combat de le faire citer dans le grand dictionnaire de l'Académie française en s’en servant pour illustrer un des exemples du mot victoire.

Dix romans en un

Au sujet d’Autobiographie américaine, compilation d’une dizaine de ses livres parue le 5 avril chez Bouquins, Dany Laferrière aborde immédiatement le temps, celui qu’on prend pour lire et pour s’intéresser à une œuvre.

Sur la couverture du livre, on voit Dany Laferrière, tout sourire, en train de toucher le bord de son chapeau.

Dans « Autobiographie américaine », Dany Laferrière rassemble dix de ses romans dans lesquels il relate son parcours au Canada et aux États-Unis.

Photo : Bouquins, la collection

Devant les 1300 pages de son ouvrage, il se souvient de Si par une nuit d'hiver un voyageur d’Italo Calvino.

On ne peut lire de longues œuvres que si on a du temps en réserve, dit Dany Laferrière avant de citer le début de l’œuvre de Calvino :

Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, "Si une nuit d’hiver un voyageur". Détends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte; là-bas, la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : "Non, non, je ne veux pas regarder la télévision." Lève la voix, sinon ils ne t’entendront pas : "Je suis en train de lire! Je ne veux pas être dérangé."

Une citation de Extrait de Si par une nuit d'hiver un voyageur d’Italo Calvino

Pour Dany Laferrière, il faut un espace mental et le temps nécessaire pour s’y arrêter. Quand j’ai lu Guerre et Paix, je partais pour une résidence d’écriture de trois mois à Florence et je n’ai amené que ce livre.

Ce qu’il reste à écrire

Dany Laferrière est convaincu que le sujet de tous ses écrits sera toujours lui-même.

L’écrivain a une musique dans sa tête que personne ne peut entendre et il doit seulement trouver un moyen de la matérialiser, explique-t-il. Je suis le parchemin, je ne suis pas le sujet. Je n’écris pas sur moi, j’écris à partir de moi. Et je n’ai donc jamais de problème de page blanche. Si je n’arrive pas à écrire, je réécris. Je suis écrivain, donc je n’ai pas de projet. Écrire est une condition.

Impossible de parler autant des mots avec Dany Laferrière sans lui demander quels sont ses préférés.

Étincelle , nomme-t-il, comme une magnifique incarnation de ce qui peut être très petit et qui peut pourtant mettre le feu à la plaine ou à l’esprit.

Le mot tristesse n’est pas pour lui une condition qui naît de la peine.

C’est l’enfilade de "s", précise-t-il. Il y a quelque chose dans les pierreries. Je vois une petite boîte à bijoux. Ça scintille, la tristesse. Vous arrivez dans une soirée avec un collier de tristesse. Les "s" sifflent et se cognent ensemble comme des perles. Très peu de mots provoquent cela.

Et pour toutes les personnes qui sortiront d’une bibliothèque ou d’une librairie avec un livre de Dany Laferrière sous le bras, l’écrivain s’incline et ne demande rien d’autre que la chance d’occuper un moment dans leur esprit.

Il voudrait qu’elles prennent leur temps. Je ne veux pas qu'elles retiennent quelque chose. Je veux que le livre les retienne.

Dany Laferrière présente Un certain art de vivre aux lecteurs et aux lectrices de Montréal ce samedi 6 avril à la Librairie Monet jusqu’à 15 h 30.

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