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L'illustration montre Chloé, regardant sur le côté. Elle a des cheveux frisés et un chandail blanc.

Chloé Savoie-Bernard – Sortir

« Je sens qu’il ne faut pas que je laisse voir ma terreur, qu’il faut que je l’enfouisse à l’intérieur de moi. »

Signé par Chloé Savoie-Bernard, pour Solo

Nous sommes en 1999, j’ai douze ans, je suis en sixième année. Être une enfant ne m’a jamais vraiment beaucoup intéressée, c’est ce que les plus vieux font qui me fait envie; voyager, être libre d’aller et venir comme bon leur semble, sans l’échéance d’un couvre-feu, emprunter des livres de la section adulte de la bibliothèque. Je passe ma vie à lire, je suis nourrie d’images, de mots, d’histoires.

Il me tarde d’entrer au secondaire, l’année prochaine, et de vivre une vie comme dans les films américains. J’ai une imagination fertile, bien que paramétrée par les produits culturels que je consomme : je rêve d’être dans une comédie romantique hollywoodienne et de devenir meneuse de claque. Les gens me donnent souvent plus que mon âge. Quatorze, quinze ans. J’articule bien, j’ai de la répartie et, surtout, j’ai eu ma puberté tôt.

Mes amies et moi, nous sommes des premières de classe et nous sommes plutôt zélées. Nous nous préparons, avec toute l’application dont nous sommes capables, à nous transformer en notre aspiration totale : des jeunes adolescentes cool. Et dans notre esprit, qui dit jeunes adolescentes cool dit faire la fête.

C’est l’anniversaire d’une de mes meilleures amies, Véronique. Pour le célébrer, elle organise un party. Existe-t-il une meilleure préparation pour le secondaire? Sa thématique : tout le monde doit s’habiller quétaine. Ma mère me prête un tailleur avec un imprimé de perroquets qui date probablement de ma naissance. Elle me met du rouge à lèvres rouge vif pour accentuer le côté festif de mes habits, me fait promettre de mettre un chapeau sur mes oreilles car il fait froid dehors — je ne l’écouterai pas, de peur que mes cheveux frisés en souffrent. J’enfile mon manteau de lainage qui m’arrive à mi-cuisse, des bottes d’hiver, puis je pars chez Véro.

Je ne me souviens plus trop de la fête. J’imagine qu’on jase, qu’on mange des croustilles, des gâteaux, qu’on fait des tests de personnalité. Je me rappelle, par contre, le chemin du retour vers la maison. Véronique habite à une dizaine de minutes de chez moi. On est au début de l’hiver, les flocons commencent à tomber, et malgré le froid, en boutonnant mon manteau, je décide de replier ma jupe en me servant de l’élastique comme d’une ceinture pour la raccourcir de quelques centimètres.

Je ne veux pas que personne ne voie les horribles perroquets dépasser de ma canadienne de laine, et je me sens jolie, avec mes lèvres rouges et mes cheveux qui jaillissent de l’encolure du manteau. Il ne faut pas gâcher ma tenue ni qu’on puisse croire que je porte sérieusement ma tenue quétaine. Je ne suis pas du genre à faire des fautes de goût; j’ai des idées précises quant au beau et au laid.

Chloé regarde la caméra avec un léger sourire. Elle a des cheveux noirs frisés et un chandail blanc.

L'autrice Chloé Savoie-Bernard.

Photo : Ariane Labrèche

Je suis habituée à me promener dans la ville : je le fais chaque jour. Je connais bien mon quartier, où j’habite depuis ma naissance. Dans ce coin de la ville à la lisière des quartiers Saint-Michel et Rosemont, je connais les dépanneurs, certains des voisins, les immeubles, les maisons où habitent des copines d’école, celles où demeurent des amis de mes parents. Finalement, j’ai eu peur du regard des autres pour rien parce qu’Everett, la rue que j’emprunte, est complètement déserte.

Tout à coup, un homme surgit à côté de moi. Il me parle, mais je ne comprends rien. Je pense que c’est parce qu’il est saoul car je sens soudainement une odeur d’alcool, même s’il ne doit pas être bien plus tard que 16 h. Son élocution est pâteuse, incompréhensible. Je me sens souvent grande, mais de l’enfance, j’ai gardé l’habitude de ne pas parler plus qu’il le faut aux étrangers.

Je l’ignore, j’essaie de continuer mon chemin, j’accélère le pas. Je me sens grande mais force est de constater qu’il fait au moins deux fois ma taille. Il m’agrippe par le bras. Il me fait un signe, pointe vers un immeuble, l’air de dire viens, on monte. Je continue à marcher malgré sa main qui enserre mon bras.

On marche au moins un coin de rue ainsi, lui qui me tire fermement, mais sans y mettre toutes ses forces, et moi qui marche en me disant de rester calme, de ne pas paniquer. Je sens qu’il ne faut pas que je laisse voir ma terreur, qu’il faut que je l’enfouisse à l’intérieur de moi. À un moment, je m’arrête, je lui dis en le regardant dans les yeux, lâche-moi. Il ne dit rien, mais m’empoigne toujours. Je répète, un peu plus fort, lâche-moi , et il le fait.

J’ai peur qu’il me suive, mais il rebrousse le chemin et part dans la direction opposée, à grandes enjambées. Je continue à marcher, et j’ai l’impression que c’est ma faute, parce que j’ai remonté ma jupe pour ne pas qu’elle dépasse de mon manteau, parce qu’on voit mes cuisses, parce que j’ai les lèvres rouges, parce que j’ai voulu jouer à la grande.

Chloé est assise sur une chaise de bois. Elle est accotée sur la table, la tête posée dans la paume de sa main.

Chloé Savoie-Bernard.

Photo : Ariane Labrèche

Je marche, la neige est toujours jolie, mais je n’arrive plus à l’aimer; j’ai le cœur qui bat trop fort. J’arrive à la maison quelques minutes plus tard. J’étais vraiment tout près. Ma mère me demande comment s’est déroulée la fête de Véronique, je pense que j’en mets un peu, je dis que c’était fantastique, mémorable, mais, de mon interaction dans la rue, je ne dis rien, car la honte prend place à l’intérieur de moi.

J’ai peur de me faire répondre que j’ai eu tort d’agir comme je l’ai fait, ou que j’aurais dû crier. Je me sens inadéquate, et je ne laisse pas la chance à ma mère d’être une bonne mère, de me consoler. Je me tais en parlant trop. Ma honte ne sera pas aisée à faire partir, une honte étrange, car doublée d’une impression que quelque chose de violent s’est passé alors que je suis indemne.

C’est la première fois que je sens que le fait qu’on me désire est lié à un danger éruptif, moi qui ai été bercée de fictions, de littérature, de bluettes; c’est la sortie de l’enfance, et, toute ma vie durant, cette négociation entre la fiction et la réalité sera la corde raide où j’avancerai, un pas à la fois.

Illustration d'entête par Sophie Leclerc à partir d'une photo d'Ariane Labrèche