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Illustration d'en-tête pour le texte de Charles Cardin-Bourbeau, avec le logo de Solo.

Charles Cardin-Bourbeau - Trouver sa voie sur YouTube

« Si on avait dit au jeune de 16 ans que ses heures passées sur Internet le mèneraient jusque-là, il ne l’aurait probablement pas cru. »

Signé par Charles Cardin-Bourbeau, pour Solo

L'auteur est danseur contemporain.

J’avais 16 ans lorsque j’ai découvert la danse contemporaine, par pur hasard, derrière mon écran d’ordinateur.

Comme plusieurs jeunes de mon âge à la fin des années 2000, je passais beaucoup trop de temps à naviguer les puits sans fonds que sont les sites web comme YouTube. Entre des vidéos de cascade, de chats, ou encore les chansons de mes artistes préférés, je pouvais facilement perdre plusieurs heures dans cet univers virtuel.

C’est lors d’un soir bien normal que je suis tombé sur un extrait qui m’a complètement subjugué. Un homme légèrement vêtu de bobettes et de souliers de danse et affublé d’un membre phallique en métal s’avance sur la scène en s’appuyant sur des béquilles. Il traverse rapidement l’espace pour aller rejoindre un support à vêtement sur roulettes. De ses yeux exorbités et teintés de sournoiserie coquine, il regarde les spectateurs avant de commencer à frapper rythmiquement son sexe de métal contre le support. C’est à ce moment qu’un autre homme entre en scène pour se diriger, les yeux bandés, vers une canne à quatre pieds pour ensuite placer sa bouche contre l’embout de la poignée et en jouer comme d’une flûte.

J’étais captivé. J’ai dû écouter l’extrait au moins une dizaine de fois. Je n’arrivais pas à comprendre d’où venait ma fascination, mais c’était viscéral.

À l’époque, je dansais déjà quelques heures par semaine dans un studio récréatif et je participais à des compétitions, tous styles confondus. J’avais un amour pour cet art, puisque j’étais discipliné, rigoureux et motivé dans ma pratique, par contre je ne savais pas où cela me mènerait. J’avais goûté au jazz, au ballet, à la claquette, au hip-hop et même au breakdance (j’étais absolument terrible). Je n’avais aucune idée qu’une carrière était possible à l’extérieur du monde de la danse commerciale.

C’est pourquoi, lorsque je suis tombé sur cet extrait complètement déjanté, j’ai eu un réel moment eurêka. Je me suis surpris à me projeter dans ce genre d’œuvre qui allait au-delà de ce que je connaissais. Je me suis mis à chercher l’entièreté de la pièce en vidéo. Une chance que mes parents ne sont pas tombés sur les mots-clés de mes recherches Google!

J’ai réussi à trouver le nom de l’œuvre : b0DY_Remix/gOLDBERG_Variations, un ballet en deux actes de la Compagnie Marie Chouinard, et l’intégralité de la performance sur YouTube.

J’ai donc passé le restant de la semaine à analyser l’œuvre du début à la fin, inspiré et surtout, aspiré par cet univers. Chaque scène, chaque tableau m’apportait un lot de questions, mais intrinsèquement, je comprenais cette folie mise en scène.

À partir de ce moment-là, ma perception de la danse a changé. Je n’avais qu’un but en tête : devenir danseur professionnel pour insuffler vie à ce genre d’œuvre. Les gestes bruts et travaillés, la liberté des mouvements, la vivacité : je voulais partager ces sensations sur scène avec d'autres interprètes.

À 16 ans, mon rêve était maintenant de me joindre à cette compagnie. Je savais que j’avais énormément de croûtes à manger parce que selon les standards du milieu, j’avais commencé la danse sur le tard.

Charles danse, dos à la caméra, avec un bras levé.

Charles Cardin-Bourbeau lors de son passage à The School of Dance, à Ottawa.

Photo : Avec la permission de Charles Cardin-Bourbeau

Faire son bout de chemin

J’ai donc auditionné pour The School of Dance à Ottawa, au programme professionnel de danse contemporaine. J’y ai été admis la même année, à ma plus grande joie. J’ai eu droit à un brin de scepticisme quant aux débouchés professionnels possibles une fois mes études terminées, mais surtout, à un soutien inespéré de la part de mes parents.

J’ai passé trois années d’études à me contorsionner dans toutes les positions, au sol, sur une jambe, dans les airs, sur un bras, à tomber, à me relever, à m’élancer, à perdre en confiance, à gagner en confiance, à lentement mais sûrement m’approprier mon corps en tant qu’outil et œuvre. Le rêve d’intégrer la Compagnie Marie Chouinard s'est estompé quelque peu puisque la réalité du milieu de la danse contemporaine m’a rattrapé.

J’ai vu la quantité de danseuses et de danseurs incroyablement talentueux, prêts à se battre pour n’importe quel poste vacant dans une poignée de compagnies où les interprètes restent 5, 10, 15, voire même 25 ans. Mes chances étaient minces. Mais mon objectif initial est toujours resté au fond de ma pensée, comme une braise ardente qui m’a motivé à persévérer.

J’ai ainsi obtenu mon diplôme et intégré le milieu professionnel de la danse contemporaine à l’âge de 19 ans et j’ai rapidement eu l’occasion de collaborer avec plusieurs chorégraphes et interprètes à Ottawa, Toronto et Montréal. Je me suis ouvert à la perspective de m’épanouir en tant qu’artiste, de voyager et de fouler les scènes du monde (j’avais clairement beaucoup d’ambition). Je réussissais à vivre de mon art et à côtoyer des artistes inspirants. Je faisais mon petit bout de chemin et j’étais comblé.

Charles est agenouillé et un nuage de poudre virevolte autour de lui.

Charles Cardin-Bourbeau en pleine performance.

Photo : Gilles Vézina

Un jour, je suis tombé dessus. Mon rêve affiché : un avis d’audition pour la Compagnie Marie Chouinard! J’ai aussitôt envoyé mon dossier pour la présélection et j’ai été invité à auditionner. J’étais fébrile comme jamais auparavant.

Je me rappellerai probablement toute ma vie cette fameuse audition. Dans le grand studio blanc de la compagnie avec vue sur le Mont-Royal se trouvaient une cinquantaine de candidats, deux danseurs membres de la compagnie prêts à nous encadrer et Marie Chouinard elle-même. Je lui ai souri, on m’a donné mon numéro et l'audition a débuté.

Les 45 premières minutes ont été consacrées à l’apprentissage d’exercices techniques, un peu comme une classe de ballet. Il faut posséder une certaine base classique pour interpréter les chorégraphies de Marie.

Nous avons ensuite fait les exercices devant les juges. C’est là que le couperet est tombé pour la première fois.

J’y ai survécu. Je n’en revenais pas.

Autour de moi, il y avait des interprètes qui étaient venus de partout dans le monde, d’aussi loin que la Corée, spécifiquement pour l’audition. Moi, j’étais là parce que c’était mon rêve, mais aussi parce que je n’habitais pas loin!

Ce n’était pourtant que le début de ce processus qui allait durer cinq heures.

En petits groupes, nous apprenions des extraits de certaines œuvres de la compagnie avant de les interpréter devant Marie.

Les coupures s'enchaînaient, mais j’étais toujours en lice.

J’avais l’impression d’être dans un film.

Marie Chouinard est de profil, la main au visage et regarde devant elle.

La chorégraphe Marie Chouinard.

Photo : Sylvie-Ann Paré

C’était surréel de se trouver devant son idole. Je découvrais cette femme au caractère très extravagant avec un penchant pour le drame, celle qui m’avait fait découvrir la danse contemporaine. Parfois, j'avais l'impression de flotter hors de mon corps. Le stress du moment présent et l'envie féroce d'être sélectionné me ramenaient illico à la salle d'audition. Tout le monde était nerveux. Il fallait que je sois vraiment, vraiment concentré.

C’est lors de la quatrième coupure que ma nervosité a laissé la place à une confiance inexplicable. J’étais habité de la conviction que j’allais me rendre jusqu’à la fin.

Après plus d’une dizaine d’éliminations, nous n’étions plus que trois danseurs toujours en lice. Marie nous a félicités et nous a indiqué qu’elle prendrait quelques jours de réflexion avant de faire un choix. L’audition était terminée et j’étais parmi les finalistes. J’étais bien fier de moi et j’ai célébré, au bout de mes forces, en mangeant une poutine.

L’attente des jours suivants a été interminable. Je croyais ne pas avoir été choisi. Finalement, après une semaine, j’ai reçu l’appel tant attendu. Marie m’invitait à rejoindre la compagnie en tant que membre à temps plein! C’était comme dans un conte de fées.

J’ai commencé à travailler pour la compagnie un mois plus tard. J’étais tellement fier de m’y être rendu! Mais l’histoire ne s’arrête pas tout à fait là…

Lorsque la compagnie a fait parvenir le cahier de tournée aux interprètes, mon cœur a fait un bond. La pièce b0DY_Remix/gOLDBERG_Variations, celle qui a tout déclenché, celle qui m’a fait découvrir la danse contemporaine apparaissait au calendrier de tournée de l’année. Je n’y croyais pas : cette pièce avait déjà tourné partout dans le monde pendant une dizaine d’années, alors les chances qu’un théâtre la diffuse à nouveau étaient minces.

Charles regarde au loin, et se tient dans un parc.

Charles Cardin-Bourbeau a réussi à vivre son rêve de danser avec la compagnie Marie Chouinard.

Photo : Denis Wong

Sept ans après ma découverte fortuite de cette œuvre, je la dansais à Cracovie en Pologne. Je me souviendrai toujours de ce moment magique où, pendant que je faisais mouvoir l’extase, que je m’abandonnais à la folie, que j’échangeais des regards coquins avec mes collègues et les spectateurs, la réalisation de ce grand moment m’a frappé de plein fouet et a figé le temps pendant un instant.

Si on avait dit au jeune de 16 ans que ses heures passées sur Internet dans le sous-sol de ses parents à Gatineau le mèneraient jusque-là, il ne l’aurait probablement pas cru. Ce soir-là, alors que j’étais sur scène à 6500 kilomètres de la maison et que je vivais mon rêve devant un public, c’est aussi pour ce petit adolescent en moi que j’ai dansé.

Illustration d'en-tête par Sophie Leclerc, à partir d'une photo de Denis Wong