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Portrait illustré de l'artiste Audrey Talbot

Audrey Talbot - Quand la tragédie tisse des liens inaltérables

« Je ne pensais jamais te revoir. »

Signé par Audrey Talbot, pour Solo

L'autrice est comédienne et dramaturge.

 Je ne pensais jamais te revoir. 

Nous n’envisageons jamais réellement notre propre fin tant que nous avons la jeunesse et la santé. Nous savons pourtant que tout peut sombrer sans prévenir… mais c’est trop violent de nous y attarder. C’est plus facile de chasser ces vilaines pensées. En revanche, sans que nous n’ayons rien demandé, la vie peut nous rappeler de façon radicale qu’elle ne nous est que prêtée.

Avant que tout s’écroule pour moi et que je doive réapprendre à vivre, j’aurais pu affirmer haut et fort que l’intimité entre deux personnes se construit tout doucement, au fil des échanges, des rencontres, des confidences et des partages.

Aujourd’hui, je mets le feu à cette croyance, la laisse se consumer et tourne les talons. J’ai le droit puisque j’ai mes pièces à conviction.

Audrey Talbot regarde au loin.

Le monde d'Audrey Talbot a basculé par un matin bien ordinaire.

Photo : Denis Wong

Le point de non-retour

Un matin ensoleillé d’un printemps prometteur, je monte, insouciante, sur mon vélo pour me rendre à une réunion consacrée à un nouveau projet théâtral emballant… je ne suis jamais arrivée à destination. 

Sur la route, il y a des angles qui sont morts et ils n’annoncent rien de bon quand on les rencontre. 

Contre celui, gigantesque, d’un camion-benne, je n’ai aucune chance. Le chauffeur ne me voit pas. Même si ma lumière est verte et que c’est mon tour d’avancer, il ne sait pas que je suis là.

Alors il tourne et je me retrouve sous ses monstrueuses roues. 

Évidemment, je ne fais pas le poids. 

Me voilà piégée et dans de beaux draps. 

Mais miraculeusement, au cœur de la catastrophe, des superhéros de l’urgence volent à mon secours!

Rapides comme l’éclair, les policières, les ambulanciers, les pompiers et le sergent s’agitent auprès de moi et mettent leurs super pouvoirs en action. Bien qu’ils doutent que la vie puisse encore s’accrocher dans mon corps devenu carcasse désarticulée sur la chaussée, chacun d’eux, chargé à bloc, déploie son acuité, sa précision et son efficacité pour insuffler un peu de miracle dans chaque geste posé.

La mort flotte au-dessus de mon enveloppe. Elle n’attend que la fraction de seconde d’inattention pour s’installer dans mes entrailles. Cependant, les héros ne se laissent pas impressionner par la grande faucheuse. À la course contre la montre, ils gagnent! Ils me transportent à l’urgence du General Hospital juste à temps.

Cette première tribu d’anges gardiens a laissé une empreinte indélébile dans mes cellules. Mais ma tête, elle, ne se souvient de rien. Ni de l’impact, ni des pensées qui ont pu me traverser juste avant la tragédie.

Audrey Talbot se tient droite sur le trottoir, face à la caméra. Derrière elle, un camion tourne le coin de la rue.

Grâce à l'intervention rapide des superhéros de l'urgence, Audrey Talbot a pu cheminer vers la renaissance.

Photo : Denis Wong

Vouloir connaître son histoire

Des années plus tard, après l’interminable hospitalisation parsemée d’une tonne d'opérations et la longue et difficile réadaptation, j’ai enfin regagné mon autonomie. Je reprends peu à peu mes activités, mais des questions tournent de plus en plus souvent dans ma tête.

Qui était là? Qui a réussi à m’acheter suffisamment de temps pour que le relais puisse se faire, une fois à l’hôpital, et qu’on parvienne, alors que j’étais dans un état critique depuis un long mois, à m’extirper de l’impasse du danger? 

Il fallait que je sache. J’ai enquêté, puis j’ai retrouvé ceux et celles à qui je devais ma deuxième vie; les premiers sur la scène de l’accident quasi fatal qui m’a transformée à jamais.

Mes anges gardiens étaient aussi curieux de constater ce que j’étais devenue. Ils ne savaient rien. Avais-je seulement survécu?

L’urgence étant disparue, nous avons choisi, cette fois-là, de nous rencontrer. J’ai eu droit à plusieurs rendez-vous avec mes sauveurs de chaque corps de métier, dans un contexte doux, autour d’un café. C’est là que j’ai enfin pu savoir : ils m’ont tout raconté. 

Ce qui existe entre nous est indescriptible. Nos yeux se le sont confirmé :

 Tu feras partie de ma vie pour toujours. 

 C’est incroyable de se retrouver aujourd’hui. 

 Je ne t’oublierai jamais. 

 Nous sommes véritablement liés. 

Le rappel du terrible événement a fait battre nos cœurs au diapason et ces retrouvailles nous ont mis le sourire aux lèvres. Nous avons compris à ce moment-là que nous serions unis pour toujours.

J’ai appris avec eux qu’une intimité profonde entre plusieurs humains peut se broder de fils incassables en l’espace de quelques minutes. Quand la gravité d’une situation partagée est plus grande que nature, elle marque chacune de nos routes à jamais. 

Des liens puissants avec de nouveaux clans, il y en a eu plein qui se sont noués plus doucement après la collision. 

En plus des relations avec mes supers héros des premiers instants, d’autres contacts empreints de pouvoirs et de magie, de force et de foi sont nés de l’horreur; à l’hôpital, au centre de réadaptation et de retour à la maison, il aura fallu un fleuve de médecins, une forêt d’infirmiers, d’infirmières et de préposés, une armée de thérapeutes, une dizaine d’édifices de soins divers, des tours de réconforts, des fourmilières de vœux de rétablissement, des escadrons de soutien et des tsunamis d’amour.

Si ça prend un village pour élever un enfant, ça aura pris une ville entière pour me remettre au monde.

Audrey Talbot est l’autrice de Corps titan (titre de survie), qui relate son cheminement entre cet accident et sa renaissance. Publié aux éditions de L’instant même, le texte est disponible en librairie.

Photos par Denis Wong

Illustration par Sophie Leclerc