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Dessin d'une femme qui regarde la caméra.

Marie-Gold – Rappeuse en terrain hostile

« Entre deux gorgées, il me compare à un lave-vaisselle et à une plug à trois trous. Ses propos ne font qu’entrer par une oreille et sortir par l’autre : je ne vois que le contexte clownesque dans lequel ils sont présentés. »

Signé par Chloé Pilon-Vaillancourt, pour Solo

L'auteure est rappeuse.

Devant un demi-cercle fait de dizaines d’amateurs de rap ou de combats de coqs (et de poules), le duel commence. L’animateur s’adresse d’abord à la caméra qui immortalisera cet affrontement sur YouTube, et nous invite, mon adversaire et moi, à nous présenter.

Je pense, après-coup, que ma ligne d’introduction est ma préférée de toutes :

Marie-Gold, première fille à la ligue Step Up! de WordUp! Toé, t’es inque un loser… Pis crime, t’es même pas le premier!

Bam. Tout le patriarcat du WordUp attaqué d’un seul coup. Le bal peut commencer.

Mon vis-à-vis, une bouteille d’eau dans chaque main, utilise la carte du personnage grandiose : il est plus grand que nature dans sa vulgarité, et cela est une astuce intéressante pour intimider la personne devant lui, en faisant rire le public par des imbécillités évidentes.

Entre deux gorgées, il me compare à un lave-vaisselle et à une plug à trois trous. Ses propos ne font qu’entrer par une oreille et sortir par l’autre : je ne vois que le contexte clownesque dans lequel ils sont présentés.

Mode survie activé.


Rewind un an plus tôt.

En 2017, une de mes amies s’est inscrite à la ligue de rapbattle WordUp!, une compétition où deux adversaires s’affrontent devant un public à coups d’insultes rappées a cappella. À cette époque, la première étape de la compétition se nomme Auditions, la deuxième est la ligue StepUp!, et la troisième et ultime phase permet de se faire insulter devant tout le monde au légendaire Club Soda. Il y avait sûrement autant de filles qui y participaient que de personnes possédant plus de 10 000 000 $ sur la planète : donc, environ 0,0001 %. (Source à valider)

Parenthèse : le milieu des WordUp! est un microcosme du rap québécois. Son équivalent est le RapContenders en France. Beaucoup de rappeurs performent principalement (voire uniquement) dans cette sphère, mais il a longtemps semblé un passage obligé pour de nombreux artistes. Certains de vos rappeurs préférés ont fait des WordUp! : Loud (avec une excellente joke de canot-camping, d’ailleurs), Koriass, les membres de Dead Obies, etc. Freddy Gruesum est un des participants ayant fait autant de WordUp! qu’il y a de grains de sable à la plage d’Oka.

Les filles ont toujours été une minorité, mais sont de plus en plus nombreuses (Coco Bélliveau, Marie-Vans, etc.). Comparée à elles, je suis une noob des WordUp! battles.

Les beefs – le nom donné aux empoignades verbales – sont souvent fictifs, même s’il y a parfois de vrais règlements de compte. Bref, l’exercice a l’air violent, mais c’est très très fun. Je le recommande à toute la famille.

Cela faisait longtemps que le projet traînait dans ma tête. Le fait que mon amie s’embarque là-dedans m’a donné la flamme pour le faire moi aussi, portée par un judicieux mélange d’ego et de : « Je m’en voudrai toute ma vie de ne pas avoir fait un rapbattle, ou à 50ans ce serait un peu weird que j’en fasse un même s’il n’y a pas d’âge. » Bref, shout out à Kayiri. Une autre de mes amies, MC Zoz, a également subjugué la foule en participant à la compétition en robe et en talon – c’était la belle époque.

Une jeune femme est dehors et regarde au loin.

Marie-Gold

Photo : Radio-Canada / Ariane Labrèche

Mon premier combat de mots, pour l’étape des Auditions, a eu lieu au Sino Shop, une boutique et galerie d’art dans le quartier Hochelaga, à Montréal. J’affrontais un gars dont j’oublie toujours le nom qui sonne comme une déglutition, mais qui me vient soudainement au moment d’écrire ce texte : Moarks. Il m’a traitée de pogo le moins dégelé de la boîte , et moi, je lui ai dit qu’il avait un bâton dans le cul. La veille, j’avais participé à une fête à thématique beach party en prenant des shooters dans une glissade d’eau géante et en me disant que si j’étais lendemain de veille, je serais davantage relaxe.

Petite routine et drôles de méthodes.

Quelques jours plus tard, j’apprenais que j’étais la première fille de l’histoire de la Nouvelle-France à accéder au niveau supérieur de la ligue de rapbattle WordUp!, les StepUp!. J’étais hyper motivée. Le prochain affrontement aurait lieu à Québec, quelques semaines plus tard.

Entre deux examens de physique (j’étudiais encore à Polytechnique Montréal dans le temps), je stalkais mon adversaire et on riait avec mes amies de son seul classique YouTube qui incluait des lignes comme : « Elle me veut ça se voit, elle était un peu paquetée ». Si on était en 2022, le gars se serait autodétruit avec ses propres bars, mettons.

Autre nouvelle grandiose : mon adversaire était de Québec. Ce qui voulait dire, en d’autres mots, que je serais en visite chez lui. Nous étions aussi le headline de la soirée, et je passerais en dernier. La veille, pour faire changement, j’avais un examen important de mécanique quantique dans le cadre de mes études en génie physique. Et mon chum de un mois et demi voulait avoir des bébés. TOUT ALLAIT BIEN.

Le processus de création du battle était super stimulant. Je carbure à écrire sur des thèmes précis, et un circassien amateur de la basse-ville était un sujet d’étude précieux, une mine d’or d’informations et de blagues potentielles pas gratuites et bien glissées. Telle une éternelle et méthodique étudiante, j’ai écrit le texte en me donnant comme date de livraison une semaine précédant celle de l’événement afin de l’apprendre par cœur. Je le récitais entre deux cafés aux membres de mon ancien groupe de rap Bad Nylon et on était crampées.

Une jeune femme est assise sur un divan.

Marie-Gold

Photo : Radio-Canada / Ariane Labrèche

La veille du jour J, je finissais mon examen de quantique, je me laissais arracher un je t’aime par ma fréquentation de l’époque pour qu’il nous prête sa voiture pour descendre à Québec et, surtout, je me chiais dessus.

Petite routine, encore.

Le jeune prétendant a fini par me prêter les clés de sa voiture pour que l’on se fasse un roadtrip entre Montréalaises avides de sang et de nobodys. Ma meilleure amie m’avait prêté un manteau Adidas oversize pour que je me fonde, en vain, dans la masse. J’étais hyper touchée que des amies de Montréal souhaitent m’accompagner, alors que je devais initialement y aller seule, en me disant que j’irais me coucher après, ben relaxe, dans un Airbnb. Dans mes souvenirs, sur la route, j’étais très concentrée.

Évidemment, dans les semaines précédentes, je m’étais mis une incroyable pression en pensant qu’échouer à cet événement viendrait ternir pas juste mon image, mais celle de l’ensemble des femmes; que cela viendrait valider des stéréotypes terribles; ou prouverait que la pression d’une situation sociale sensible aurait eu raison de mes habiletés. C’était aussi terrifiant que motivant.

Puis, la crise existentielle passée, je badtrippais à l’idée de bien pire que ça : oublier mon texte en plein match.

Bref, je pense que c’est un peu normal d’être en mode survie et adrénaline au troisième millénaire, dans un pays développé, juste quand la seule chose que tu as à sauver, c’est ta réputation.


Arrivée dans la capitale, j’ai gardé mon sang-froid quand mon adversaire a débarqué avec ses 20 amis de Québec déjà un peu chaudailles au lieu de l’événement.

Puis, finalement, le demi-cercle, le face-à-face, les présentations, et ma ligne :

Marie-Gold, première fille à la ligue Step Up! de WordUp! Toé, t’es inque un loser… Pis crime, t’es même pas le premier!

C’était parti.

Nous avions droit à trois rounds d'une minute chacun.

L’excitation était palpable dans la pièce. Chaque fois, nous ignorions tous deux l’animateur, l’emblématique Filigrann, lorsqu’il nous disait que nous avions dépassé notre temps, afin de faire jouir le public de chacune de nos punchlines, intellectuelles ou non.

En tant que femme dans le milieu, il était évident que mon adversaire allait jouer sur cet aspect et que je ne devrais pas me laisser déstabiliser, même si mes amies et ma famille en tremblent encore. Dire qu’on va se faire pisser dans les oreilles ou casser les côtes comme un ouragan en doggy style, ça se lit aussi mal que ça s’entend, et je n’avais pas pogné le moins dégourdi de la gang. Il utilisait tout de même certains angles pour dénigrer mon groupe Bad Nylon et sa notoriété, et poussait l’absurdité de façon hilare.

Au WordUp!, tous les coups sont permis – cela dépend juste de comment ils sont joués. Donc, je n’étais pas choquée. J’ai juste été mal à l’aise quand il a fait le tour de ma personne pour regarder mon cul.

Durant le match, j’ai un peu black out : en d’autres mots, j’étais juste incroyablement focus.

Après le match, mon adversaire et moi nous sommes pris dans nos bras avec un respect et un amusement mutuels. Éternelle insécure que je suis, je pensais vraiment qu’il m’avait pétée . J’étais aussi persuadée que j’avais hurlé tout le long du battle. L’animateur m’a même dit : « Au moins, t’as prouvé que tu savais rapper. » Quelque chose me disait tout de même que ç’avait été épique.

À la suite de ça, mes amis et moi nous sommes paquetés au TRH-Bar et j’ai frenché le gars qui nous accueillait en couchsurfing sous son toit. J’ai forcément aussi laissé ma fréquentation quelques jours après, car je n’avais comme pas besoin de davantage de pression dans ma vie.

Je n’ai pas refait de WordUp! depuis, car l’écriture de propos semi-haineux sur une personne existante peut rapidement devenir obsédante, et cela devenait énergivore, alors que je souhaitais me concentrer sur ma musique. Souvent, dans la suite de ma carrière, des gens me sont revenus sur cet épisode – accessible en ligne sur YouTube pour les plus voyeuses – comme s’il avait eu lieu hier.

Une semaine après le dévoilement du rapbattle en ligne, le Journal de Montréal a sorti un article intitulé « Une rappeuse défonce son adversaire misogyne », et la vidéo s’est partagée en masse.

Ah ben. Au final, ce n’était pas trop mal. Malgré le titre sensationnaliste, j’étais heureuse que cet événement puisse avoir son heure de gloire.

Cet affrontement a eu lieu il y a des années, et je n’ai fait que deux rapbattles dans toute ma vie. Seulement, il s’est avéré un exercice incroyable de maîtrise de soi, de préparation et d’écriture. Dans les pires des contextes, le meilleur de soi ressort. Se faire dire ses quatre vérités en public et continuer de vivre après reste un énorme apprentissage en termes d’humilité.

Quand je réécoute cet épisode, je suis fière de cette réalisation. Au-delà d’une fille qui se retrouve jetée (volontairement) dans la fosse aux lions et qui se voit confrontée à ses barrières personnelles et sociales, je vois une fille qui réalise un rêve. Une fille qui essaie de faire ses preuves, en contournant les clichés, en s’acharnant, à sa façon et selon ses méthodes, dans un spectacle qui a préalablement demandé bien plus de travail, de plaisir et de discipline.

Et quiconque souhaite minimiser l’impact personnel ou sociétal que ce 14 minutes 34 peut avoir eu…

Je l’attends dans l’arène.

Illustration d'entête par Sophie Leclerc basée sur une photo d'Ariane Labrèche